Imprimer Revue EP&S n°143 - JANVIER-FÉVRIER 1977

POUR UNE RÉNOVATION DE LA POLITIQUE OLYMPIQUE

  • Dossier : J.O. DE MONTRÉAL 1976
  • Joffre DUMAZEDIER *
  • Code : 70143-31
  • Jeux Olympiques
    APRÈS MONTRÉAL

Le départ des Jeux olympiques de deux douzaines de délégations africaines la veille de l'ouverture, a apporté beaucoup de trouble et de confusion.
Contrairement à ce qu'ont écrit de nombreux journalistes, ce n'était pas le refus ou le choix de l'apartheid qui était en question. La plupart des états : africains, européens, américains ou asiatiques qui ont maintenu leurs délégations olympiques, ne peuvent pas être suspectés de sympathie pour l'apartheid de l'Afrique du Sud. La seule question qui était posée était de savoir s'il était souhaitable de prendre une telle décision de stratégie politique qui enfreignait la règle du Comité olympique international à laquelle ont souscrit tous les comités nationaux : cette règle-est de placer les plus grandes confrontations sportives dans le cadre d'une trêve universelle tous les quatre ans par delà les divisions de classe, de nation, de religion, de race.
Jusqu'à présent seules deux grandes guerres, de 1914 et de 1940, avaient empêché la célébration des Jeux olympiques. Dans les olympiades passées, tous les états, y compris les états africains, ont participé aux Jeux, quoique certaines nations aient reçu des équipes sportives d'Afrique du Sud. ou aient permis à certains des leurs de s'y rendre. Aujourd'hui encore, la majorité des états qui ont engagé une équipe (ou soutenu rengagement d'une équipe) aux Jeux olympiques de 1976 a eu la même attitude.
D'autres états, comme l'état cubain, engagé par les combats de l'Angola ont concilié deux attitudes : ils ont protesté contre les rencontres sportives avec des équipes d'un état ségrégationniste et en même temps, ils ont affirmé leur attachement aux confrontations pacifiques des Jeux olympiques.
Nous n'avons pas à juger si un tel comportement démissionnaire de certains états africains est le plus juste ou le plus efficace. Fallait-il boycotter les jeux parce que le gouvernement de la Nouvelle-Zélande a permis à une équipe privée de rugby de faire une tournée en Afrique du Sud ou bien refuser de rencontrer des athlètes (français par exemple) parce que leur gouvernement vend des armes au gouvernement d'Afrique du Sud et que ces armes servent à la minorité blanche pour faire la guerre aux noirs ? N'entrons pas dans ces importants problèmes qui sortent des limites de cet article.
Bornons-nous à une question qui concerne spécifiquement le milieu des sportifs. Elle est au c?ur du mouvement sportif dans la société contemporaine : que pensent les athlètes eux-mêmes de ces décisions gouvernementales ? Quelle est leur volonté collective ? Cette dernière est encore confuse. Elle n'ose pas encore s'exprimer avec clarté et force, mais son sens est déjà net ; jusqu'à quand sera-t-elle étouffée par les habitudes, les sanctions des organisations, les usages bureaucratiques, les pouvoirs gérontocratiques ou les censures gouvernementales ?
Tous les journaux de Montréal, des plus favorables aux plus hostiles à la sécession africaine ont été unanimes pour décrire la « tristesse », la « peine ». la « colère » voire la « révolte » des athlètes ainsi sanctionnés par leur gouvernement (1). Ces athlètes qui ont travaillé souvent plusieurs années pour prendre part à cette fête quadriennale de la jeunesse sportive du monde, vont y présenter le meilleur d'eux-mêmes, dans une rivalité pacifique, parfois hargneuse, le plus souvent amicale avec des adversaires de leur niveau, de leur style, comment pouvaient-ils réagir ? Sinon par un profond dégoût, même quand ils partageaient les idéaux et les luttes contre l'apartheid de leur gouvernement. Comment accepter d'être utilisés comme de simples instruments d'une politique gouvernementale sans être consultés, sans pouvoir participer aux assemblées dirigeantes qui prennent la décision pour eux !
Un journaliste qui. par ses opinions politiques a toute notre sympathie active, écrivait que le retrait de deux douzaines d'états africains aura plus d'importance pour« l'histoire du monde » que la grâce parfaite de Nadia, la gymnaste roumaine, ou la force herculéenne du soviétique Alexeiev.
Peut-on vraiment avancer de pareilles propositions apparemment si convaincantes ? De quelle histoire du monde s'agit-il ? S'il s'agit de l'histoire de la justice politique... peut-être, encore que d'autres gestes, moins symboliques, plus réels, seraient sans doute plus efficaces. Mais les performances des athlètes les plus doués du monde concernent avant tout l'histoire de notre mode de vie de notre culture, non pas la culture d'élite du théâtre ou du musée, mais la culture populaire, vécue par le stade, les journaux, la radio, la télévision. N'est-ce pas également une partie de l'histoire du monde, histoire de sa culture ?
Les grands champions du sport olympique ne sont pas seulement les hommes les plus rapides, les plus endurants, les plus forts ou les plus adroits. Ils nous offrent à tous des modèles d'expression corporelle. Des gymnastes, comme Nadia la Roumaine, nous élèvent par la qualité de leurs comportements aux sommets de la grâce et de la force, de l'acrobatie et de la danse, de la rigueur et de la poésie. Dans les gestes des plus grands athlètes l'ordre et le mouvement s'allient à la perfection comme dans les ?uvres les plus réussies. Ces athlètes s'affrontent selon des rythmes, des progressions, des renversements de situations auxquels le public fait écho dans un enthousiasme parfois dénigrant, le plus souvent admiratif comme s'il s'agissait d'une espèce de théâtre dominé par un impromptu savamment préparé.
Pourquoi ces grands artistes n'ont-ils pas le droit de réglementer eux-mêmes leur création et leurs relations avec le public ? Pourquoi acceptons-nous pour eux une censure officielle toute puissante que nous n'accepterions pas ainsi, s'il s'agissait de danseurs, de poètes ou d'hommes de théâtre ? Que certains athlètes comme certains artistes ne conçoivent sincèrement, profondément qu'un art engagé, régi en dernière analyse pas des critères politiques, c'est leur droit. Quand l'athlète cubain Alberto Juantorena a établi dans un style impérial un nouveau record du monde en enlevant la finale olympique du 800 m en 1 mn 43 sec. 50/100. il a tenu à dédier sa médaille d'or à Fidel. Il était enthousiaste, authentique, mais quand un journaliste a demandé à son brillant second, un Belge, s'il avait lui aussi couru pour le roi des Belges, cet athlète Vandamme a ri et il a parlé d'autre chose. Ce n'est pas sur cette subordination de l'?uvre sportive aux décisions de gouvernement que les athlètes pourraient s'entendre pour des revendications collectives.
Par contre, quelles que soient leurs opinions politiques, ils pourraient affirmer davantage la valeur spécifique de leur création, le droit à la faire partager de façon autonome, car les artistes ont un but inaliénable : exprimer leur ?uvre, quelle que soit l'utilisation qu'en fera ou n'en fera pas le gouvernement pour sa politique.
La pratique sportive portée à son niveau de performance le plus haut suggère l'image d'un style de vie individuelle et collective qu'aime le sportif et qu'il pourrait souhaiter voir étendre de sa vie sportive, aux autres aspects de sa vie interprofessionnelle, familiale ou politique.
Le mouvement culturel de l'olympisme porte en lui des valeurs de jeu et d'expression individuelle et collective, des motifs d'émulation ou de coopération qui font partie d'une joie de vivre. Ce mouvement peut apporter sa contribution à la révolution du mode de vie. à la création d'une qualité de la vie. s'il est intégré dans un mouvement social plus général. Herbert Marcuse écrit que l'homme ludique ne doit pas rester en marge de la société, constamment sacrifié à l'homme utilitaire, d'une société animée par l'argent. Il assigne à l'homme ludique le rôle de libération par rapport aux conceptions asservissantes et abrutissantes d'un travail orienté vers le seul rendement matériel, la seule productivité dans la production des choses. Cette exigence ne doit pas selon lui. être reportée à une société déjà libérée, mais elle doit entrer « dans la stratégie de ceux qui à l'intérieur de la société établie travaillent à la création d'une nouvelle société » (2) ; il précise : « elle doit se manifester, dès maintenant dans la praxis radicale et révolutionnaire ». Si nous citons Marcuse. ce n'est pas pour marquer notre accord avec ses conceptions, c'est pour montrer que l'homme ludique n'est pas nécessairement aujourd'hui une source d'évasion apolitique. Il peut être à la base d'un mouvement social. Nous ajouterons simplement que contrairement à ce que soutient Marcuse l'homme ludique ne se réduit pas à l'éros. La joie corporelle ne se limite pas à la joie érotique, elle inclut aussi la joie musculaire, la joie sportive avec tout son style de vie toutes ses valeurs.
C'est dans cette perspective d'un mouvement social et culturel revendicatif que l'on peut évoquer, sans anachronisme, ni verbalisme le problème de la trêve olympique. Une controverse récente dans un journal de Montréal (3) opposait deux thèses sur la trêve olympique : l'une selon laquelle elle n'a jamais existé sérieusement dans la Grèce antique et l'autre qui soutenait que la trêve olympique a. en réalité, bel et bien existé, mais que son respect n'a pas toujours été parfait selon les époques. La trêve olympique arrêtait plus ou moins les hostilités entre les cités grecques.
Cette seconde thèse fondée sur une utilisation plus impartiale des travaux érudits était plus convaincante. Mais là n'est pas le problème majeur. Peut-on sérieusement trouver, dans une coutume intégrée à une religion commune aux cités d'un petit pays il y a 2.000 ans une base solide pour une règle sportive sans fondement religieux, adoptée pour des raisons variées, par les comités olympiques de la grande majorité des nations des cinq continents, en plein XXe siècle ?
Que vers 1880 P. de Coubertin ait trouvé dans la culture grecque une source d'inspiration, ce n'est pas douteux. Mais aujourd'hui, n'est-ce pas un anachronisme qui ne correspond à rien de vivant dans l'opinion publique ?
Cette aspiration à une trêve des armes pour les Jeux olympiques ne cessera d'être un thème de discours que si elle est intégrée de plus en plus dans un olympisme devenu un mouvement social et culturel vécu, défendu et imposé par les athlètes eux-mêmes, comme un mouvement de paix, temporaire mais authentique, associé à la manifestation périodique des valeurs sportives dans une fête mondiale : les Jeux olympiques.
Il est inévitable que les états, les mouvements terroristes, comme sur un autre plan les entreprises capitalistes, tentent d'utiliser à leur profit le spectacle olympique qui est suivi grâce à la télévision par environ 800 millions d'hommes ; ce spectacle est une base incomparable d'information, de publicité ou de propagande, mais ces tentatives pourront être contenues, contrebalancées, combattues si les organismes réformés des Jeux olympiques s'ouvrent à un véritable mouvement social et culturel, assuré par les intéressés eux-mêmes et pas seulement par les dirigeants d'un comité aux idées généreuses mais dépassées.
Certains écrivent que cette idée n'est pas réaliste et que les Jeux olympiques sont « politiques ».
C'est un fait qu'ils sont actuellement utilisés par certaines forces politiques pour leurs intérêts. Mais un autre style politique n'est-il pas concevable pour certaines de ces forces elles-mêmes ?
Accepter certaines tendances d'utilisation politique des Jeux est une attitude d'abdication conservatrice qui ne correspond pas du tout aux opinions dominantes des athlètes eux-mêmes dont un nombre croissant voit dans leur dépendance actuelle une tutelle insupportable pour l'avenir de la création sportive dans la société contemporaine (4).
Devant les infractions antiques à la trêve olympique un critique sportif. Xénophane de Colophon, rappelait qu'un état de fait ne doit jamais être accepté passivement quand il est dans le pouvoir des hommes de lui opposer des valeurs : un mouvement social et culturel est d'abord, face à une situation insupportable, l'expression de valeurs de refus ou de révolte. Ce critique écrivait : « notre pensée vaut plus que la force des hommes ou des chevaux ». C'était vrai hier, cela reste vrai aujourd'hui, plus que jamais.
Dira-t-on encore que l'olympisme est « l'apolitisme » ? Il peut certes être exploité par une idéologie destinée à conserver des privilèges, mais la trêve olympique qu'il contient est d'abord le refus de certaines pratiques politiques de type totalitaire. Cet irrespect de la création olympique peut être jugé aussi inacceptable que l'irrespect de la création artistique par une censure aveugle, ou l'irrespect de la vie privée par une police inquisiteuse ou l'irrespect de la personne par la torture. Le respect de la trêve olympique est aussi une politique : une politique de paix qui comme toute politique est d'abord une volonté collective de lutte contre tout ce qui s'y oppose. Dans une société où les luttes entre les nations dominées et les nations dominantes, entre les classes des opprimés et celles des oppresseurs sont de plus en plus vives, le mode de vie et les valeurs ont également changé.
L'existence d'une certaine qualité de vie, d'un certain style de vie d'un certain droit à la joie de vivre appelle aussi une politique, un nouveau style de vie politique. La défense de la trêve olympique pourrait en être un important symbole si, rappelons-le, elle est soutenue par une réelle volonté collective des athlètes d'abord, de leurs entraîneurs, de leurs éducateurs, des journalistes et du public sportif le plus conscient des cinq continents qui soutiennent leur création olympique.

Notes :

(*) L'auteur vient de faire paraître : « Société éducative et pouvoir culturel » (Le loisir et la ville II). ? Seuil, novembre 1976.

(1) Le kenyan Boit s'est incliné à Montréal, mais il n'est pas retourné dans son pays pour pouvoir affronter les vainqueurs olympiques dès le lendemain des Jeux. Le Guyannais Gilkes a proposé de défiler aux Jeux sous la bannière du C.I.O. A quand un syndicat international des athlètes olympiques qui défendra leur droit ?

(2) H. Marcuse. ?« Vers la Libération ». Ed. Minuit. 1969 (3) « Le Devoir » article, E. Segal ? J. Dufresne (Samedi 24 juillet 1976) (4) «Time». 26 juillet 1976: game playing in Montreal. « Lorsque le chef du gouvernement américain menaça de retirer la délégation américaine des Jeux si Taiwan ne pouvait pas participer aux Jeux, selon la volonté du gouvernement canadien, il trouvra devant lui une véritable révolte des athlètes américains. C'est un fait nouveau.

(3) « Le Devoir ». article, E. Segal ? J. Dufresne (Samedi 24 juillet 1976)

(4) «Time». 26 juillet 1976: game playing in Montreal. « Lorsque le chef du gouvernement américain menaça de retirer la délégation américaine des Jeux si Taiwan ne pouvait pas participer aux Jeux, selon la volonté du gouvernement canadien, il trouvera devant lui une véritable révolte des athlètes américains. C'est un fait nouveau.

L'auteur : Joffre DUMAZEDIER *

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